Virgile et Wu

L’homme était avare petit et laid. Il avait un aspect froid et un regard cruel. Il ressemblait à ces petits gnomes inquiétants et hors du temps, destinés à faire peur aux enfants sages. Sa sœur aînée, une blonde répondant au prénom peu courant pour une suissesse de Wu, se cachait pour l’observer, derrière la haie qui séparait leurs deux maisons. Elle savait bien que son frère avait de bonnes raisons d’être déçu par les êtres humains… Par tous les êtres humains, sans exception. Le malheur l’avait frappé avec dureté et Wu s’en souvenait dans les moindres détails. Elle portait sa culpabilité avec fierté et son chagrin avec discrétion. Elle ne comprenait pas pourquoi son frère persistait à refuser tout contact avec elle alors que leur père était mort depuis longtemps maintenant. Elle ne comprenait pas pourquoi il la rendait responsable à part entière de son malheur, elle qui avait souffert de la méchanceté de leur père au moins autant que lui. Mais son frère avait toujours nié sa souffrance pour ne voir que la sienne. Les hommes sont égoïstes.

Elle n’avait jamais vraiment aimé son mari. Les hommes ne lui inspiraient que crainte et méfiance. Toutefois, pour prévenir la solitude elle avait accepté cette union. Pendant la courte durée de son mariage, elle avait cru à une réconciliation possible avec son frère. Elle l’avait espéré de tout son cœur.  Son frère et son mari avaient fait connaissance grâce à l’entêtement dont elle avait fait preuve pour les obliger à se rencontrer. Dès leur premier contact,  ils avaient sympathisé et ils se retrouvaient deux à trois fois par semaine, sans elle, bien sûr. Ces rencontres, qu’elle avait vus d’un bon œil au début,  s’étaient révélées des prétextes à beuveries et finissaient, la plupart du temps, par une cuite monumentale.

A son retour il était complètement ivre, titubant et suant, rentrant à la maison avec une seule idée en tête. Il voulait la prendre sans ménagement et il ne tolérait pas qu’elle s’y refuse. Elle essayait par tous les moyens d’éviter le contact. Sa parade principale était de simuler le sommeil. Il s’approchait d’elle en respirant fort. Son haleine était insupportable et son comportement bestial. Elle n’avait alors que deux solutions,  ou elle se soumettait en écartant docilement les jambes et en supportant la violence et la mauvaise odeur ou il la battait comme plâtre. La plupart du temps,  elle écartait les jambes et fermait les yeux tout en retenant son souffle, ce qui lui permettait de ne pas trop souffrir de l’odeur écoeurante du whisky avalé et qui ne demandait qu’à ressortir par tous les moyens et par tous les pores.

Avant son divorce, elle chercha le soutien de son frère. Un jour, elle décida d’aller le voir. Elle s’habilla sobrement, se coiffa discrètement et prépara une tarte aux cerises pour la lui offrir en signe de paix. Elle espérait que ses problèmes auraient peut-être pour effet d’adoucir son frère à son égard et qu’enfin ils pourraient se retrouver et parler tous les deux de leur si misérable destin. Elle espérait pouvoir exorciser le mal que son père leur avait fait… Mais, pour une raison mystérieuse, elle était convaincue qu’aucun d’eux ne s’en sortirait jamais sans l’aide de l’autre. Peut-être que dans ce cas il ne s’agissait pas d’aide mais bien de Pardon.

Elle sortit de chez elle une heure après le départ de son mari au  boulot. Juste le temps de préparer en douce, une tarte aux cerises pour son frère. Elle passa devant la haie en jetant un coup d’œil. Son frère était à la maison. Il y avait de la lumière à la cuisine. Son cœur battait à tout rompre en franchissant le portail et en traversant le jardin. Elle posa la main sur la sonnette et attendit. La porte s’ouvrit très vite.

  • Qu’est-ce que tu veux ? Lui dit-il lorsqu’il l’aperçut devant sa porte.
  • Je peux entrer ? Je voudrais parler un peu avec toi. Je t’ai apporté une tarte aux cerises.
  • Arrête avec tes courbettes… Poses la tarte sur la table et va-t’en, je la mangerais plus tard.
  • Tu ne changeras jamais. Avare tu es et avare tu resteras.
  • Fallait rien m’apporter si c’est pour le regretter.
  • Je suis ta sœur, cesses de me parler comme à ta pire ennemie. Je suis venue te demander un service.
  • Un service ! Un service ! Je ne veux même pas savoir ce que tu veux. Jamais je ne t’aiderais. Plutôt crever.
  • Mais comprendras-tu enfin que je n’avais pas le choix. C’est papa qui décidait de tout. Comment voulais-tu que je fasse ?
  • Tais-toi, menteuse, hypocrite, lâche…Je mangerais la tarte et maintenant disparais. Je rendrais la plaque à ton mari.
  • Mais laisse-moi parler avant de me foutre à la porte. Mon mari se saoule avec toi et quand il rentre à la maison,  il est odieux et il me frappe. Un jour il va me tuer et tu auras ma mort sur la conscience.
  • Conscience ? ça te va bien de parler de conscience, toi qui n’en n’a jamais eue. Même si je t’assassinais de mes propres mains, ma conscience serait toujours plus légère que la tienne, chienne ! Vous m’avez méprisé, ridiculisé, humilié et comme si ça ne suffisait pas, vous m’avez jeté en pâture à ces médecins sans scrupule qui ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui… Un monstre ! Vous avez fait mon malheur. Tu t’es trompée ma sœur… Bien que je n’aie que la peau sur les os… j’ai un cerveau. Vous m’avez cru fou et débile parce que j’étais laid et fragile… Mais rien ne m’a échappé et surtout, je n’ai rien oublié.
  • Virgile tu ne penses qu’à toi. Tu me fais du mal. Moi aussi je n’ai rien oublié. Je ne pouvais rien faire, je te le répète. C’est papa qui décidait. C’est papa qui avait le Pouvoir sur toi et sur moi. Lorsque j’ai compris qu’il allait te vendre, j’ai essayé de l’arrêter, je l’ai imploré, mais je n’ai reçu que des coups pour avoir osé le contrarier. Des coups et pire encore. Tu n’as pas idée de l’enfer qui a été le mien. Pendant que des étrangers te faisaient souffrir, moi c’était mon propre père qui me torturait.  Que pouvais-je faire ? Comme toi, je n’étais qu’une enfant. En fait papa nous a privé de notre enfance et a fait de nous des ennemis. Papa a gagné.  Et puis, souviens-toi, c’est quand même bien moi qui suis venue te chercher pour te sauver.
  • C’était déjà trop tard et ensuite, c’est bien toi aussi, qui m’a ramené chez mes bourreaux.
  • Non, ce n’est pas moi. C’est papa et j’ai dû obéir. J’ai été punie sévèrement pour t’avoir fait évader. Il m’a enchaînée dans la cuisine pendant tout un mois ! Peux-tu seulement t’imaginer ce que j’ai subi ?
  • Tu mens pour m’attendrir. Tu savais que ces salauds m’utilisaient pour leurs expériences… Je n’étais rien d’autre qu’un cobaye abandonné par les siens, abandonné par toi plus encore que par papa. Et si d’aventures tu dis vrai… et bien ce n’est que justice ! Pour conclure, ma chère, je vais te donner un conseil. Un bon conseil de petit frère… C’est bien ce que tu voulais, non ? Pleurer sur l’épaule d’un frère compréhensif ? Alors écoutes-moi bien. Tu as épousé un alcoolique. C’était ton choix et tu le savais bien avant que ton imbécile d’époux ne vienne se soûler chez moi ! Tu devrais toi aussi te noyer dans l’alcool. Ainsi tu rencontreras vraiment ton mari et tu pourras le rejoindre et l’aimer dans son chagrin… car à mon avis, son chagrin ressemble au tien et l’alcool adoucit tous les chagrins.
  • Pourquoi tu dis ça ?  Je n’ai pas de chagrin. Comment pourrais-je avoir du chagrin alors que je suis déjà morte.
  • Mais bien sûr que tu as du chagrin… tu as un mari qui boit et qui te frappe. Un frère qui te déteste et un père qui est mort en faisant ton malheur…  Tu appelles ça le bonheur toi ?
  • Tu confonds les chagrins, Virgile. C’est du tien que nous devrions parler. Du tien et du mien. De ce chagrin commun qui nous constitue. Ton amertume à mon égard est si forte que tu fais de ton mieux, en quelques soirs par semaine, pour faire de mon mari une loque alcoolisée qui te ressemble. Tu veux détruire ma vie et bousiller mon mari. Vas-y ne te gênes pas. De toute façon, j’ai l’habitude. J’ai subi depuis toujours la tyrannie de mon père, la haine de mon frère et aujourd’hui je dois composer avec le mépris de mon mari. Je m’en vais. Tu as tort de ne pas m’accorder ta confiance. Je suis ta seule famille et à cause de ta rancœur nous serons tous les deux malheureux jusqu’à la mort.

Malgré la proximité de leurs maisons, malgré le jardin et malgré la haie bien aérée… Malgré le trouble de Virgile et malgré la tendresse de Wu, Wu et Virgile ne se sont plus jamais adressé la parole depuis ce jour-là.

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