AGNES ET SA MIE

Comme tous les dimanches, ou presque, Agnès se préparait pour aller dîner chez sa tante. Aujourd’hui elle faisait un effort tout particulier dans le choix de ses vêtements car c’était un dimanche particulier… Le deuxième dimanche de mai, jour de la fête des mères.

Sa tante, la sœur de sa mère, l’avait élevée, choyée, et entourée de sa tendresse et de sa présence. Sa vraie mère était partie alors qu’elle n’avait pas encore 10 ans et en partant, elle n’avait rien laissé pour elle. Elle n’avait jamais écrit. Elle ne s’était jamais manifestée. Sa mère l’avait tout bonnement abandonnée, ne lui laissant comme héritage que son nez. Elle détestait son nez. Pourtant, aucun des quatre médecins qu’elle avait consulté n’avait accepté de l’opérer. Au contraire, chacun d’eux s’était lancé dans une plaidoirie passionnée destinée à la convaincre que son nez était parfait!

Que se serait-il passé pour elle, si Mie n’avait pas existé. Sans elle, elle aurait passé une enfance dans des familles d’accueil et elle n’osait pas imaginer ce qu’elle serait devenue. Elle ne pouvait, ni ne voulait rien reprocher à Mie qui l’avait élevée comme sa propre fille et avec laquelle elle n’avait manqué de rien… Surtout pas d’affection. Alors pourquoi ne pouvait-elle pas trouver le repos de l’esprit. Pourquoi fallait-il toujours que la tristesse reprenne le dessus en lui rappelant qu’elle était une enfant abandonnée par sa mère. Comment pouvait-on s’aimer lorsqu’on savait n’avoir aucune importance pour celle qui nous a mis au monde ? Comment pouvait-on abandonner la chair de sa chair sans plus jamais y penser ? Aujourd’hui c’était la fête des mères et Agnès pensait à sa douleur tout en se préparant à aller fêter sa maman de cœur… Sa seule véritable mère. Que de contradictions ! Mais la vraie vérité c’est qu’elle adorait sa tante et qu’elle ne ferait jamais rien qui pourrait la blesser.

Une fois encore, en marchant dans la rue où vivait Mie, elle ressentait cet étrange malaise. Elle trouvait que les habitants de cette petite rue étaient tous un peu bizarres. Ce quartier était habité par des personnages tellement atypiques. Cela lui donnait les frissons. Tu devrais déménager, Ma Mie, lui disait-elle à chacune de leur rencontre. Pourquoi ne viendrais-tu pas t’installer dans mon quartier.

  • Agnès, arrête de m’ennuyer avec ça ! Tu habites à deux pas d’ici… Nous vivons dans le même quartier. Pour être plus près encore, il faudrait que je vienne m’installer dans ton salon !
  • Je sais, mais que veux-tu, je trouve que tu as des voisins qui ont l’air méchants ou psychopathes. Je n’aime pas te savoir entourés par ces êtres aux allures louches.
  • Et pourtant, ma chérie, tu dois bien avouer qu’il ne se passe jamais rien dans ma rue qui puisse éveiller des inquiétudes.
  • Peut-être mais, le petit nain qui habite au coin de la rue ne m’inspire que de la crainte et de la méfiance.
  • Ma chérie, tu t’égares. Tu juges à l’apparence. Fais attention. Que dirais-tu de tant d’incompréhension si tu étais toi aussi laide et difforme ?

Avec sa tante,  aucune conversation n’échappait aux grands sujets humanitaires : la tolérance, le respect des autres,  la charité. C’était une femme profondément bonne et Agnès l’aimait. Il lui semblait que sa tante avait reçu la bonté, la tolérance et le respect qu’aucun être rencontré jusqu’ici ne possédait. Sa tante était une sainte faite de sagesse et de générosité.

En mettant son chemisier blanc, qu’elle n’utilisait que lors d’occasion importante, elle sentit remonter ce souvenir, unique et fort, souvenir de la dernière fois où elle avait vu sa mère. Souvenir qui la hantait depuis toujours. Elle avait à peine 10 ans et ce jour-là,   sa maman accepta de l’emmener à la fête foraine. Elle mangeait une pomme d’api en regardant le beau sourire de sa maman. Elle gardait d’elle le souvenir d’une femme d’une beauté éclatante. Ce nez, dont elle avait hérité, lui allait bien à elle ! Ce qui est beau une fois, ne l’est pas forcément deux !

Décidément, elle ne s’en sortait pas. Chaque fois qu’elle fêtait sa Mie elle ne pouvait éviter de penser à sa vraie maman. Elle avait acheté une bague en or pour cette fête. Mie méritait bien plus, mais l’amour ne se mesure pas au prix des cadeaux.

Arrivée au coin de la rue, elle aperçut le petit gnome qui sortait de chez lui. Elle frissonna. Puis, elle remarqua la femme blonde qui habitait la maison d’à côté. Elle semblait espionner l’étrange bonhomme. Que pouvait-elle bien chercher ? Plus loin elle aperçut un homme qui devait avoir à peu près son âge et qui tenait un bouquet de pivoines rouges à la main. Allait-il offrir ses fleurs à sa femme, à sa mère, ou comme elle… à sa tante ? Elle éprouva de la sympathie pour ce nouveau venu. En effet, elle ne l’avait jamais vu dans le quartier et elle trouvait que celui-ci, au moins, avait un aspect parfaitement sympathique.

En arrivant chez sa tante, la porte était entre ouverte et sa Mie hurlait au téléphone…

  • Qu’est-ce qui t’empêche de rentrer ? Tu es la bienvenue ici. Mais non, ne dis pas ça. Qu’est-ce que tu dis ? Je n’entends pas. Ah, je crie trop fort ! Allo ? Allo ?
  • Bonjour, Ma Chérie. Joyeuse fête des mères ! Tu as vu ce beau temps ?
  • Heuh ! Ça va toi ? Avec qui hurlais-tu au téléphone ?
  • Bonjour Agnès. Oui ça va. Merci.

Elle avait répondu machinalement, elle était absente. C’est à peine si elle l’avait remarquée. Elle semblait réellement troublée. En fait elle était troublée. Elle passa devant Agnès sans même l’embrasser, sans lui parler du menu du jour dans le détail, comme à son habitude.

Elle passa devant Agnès et se dirigea vers le petit secrétaire qui se trouvait dans sa chambre à coucher. Elle semblait bouleversée… Comme si elle venait de perdre tout ce qu’elle possédait. Puis elle ouvrit un tiroir et en tira une clé, avant d’ouvrir le petit coffre en bois, d’une finesse et d’une beauté incroyable.

Agnès avait reçu ce coffret en cadeau lorsqu’elle travaillait comme secrétaire dans une menuiserie. C’était Jérôme qui le lui avait offert. Elle n’avait compris que plusieurs jours après l’avoir reçu, que Jérôme était un artiste et qu’il était le créateur de ce magnifique objet. C’était lui qui l’avait fait en dehors de ses heures de travail. Jérôme était un garçon silencieux et elle avait cru pendant quelques semaines qu’il était attiré par elle. Malheureusement, il ne l’avait plus jamais contactée après qu’elle l’ait invité à sa fête d’anniversaire. Elle avait accepté le cadeau et commis ce jour-là une belle gaffe en lui disant qu’elle la donnerait à sa mère qui adorait les boîtes. Elle n’avait pas compris l’importance que ce cadeau avait pour Jérôme et elle l’avait payé en subissant dès ce jour, toute son indifférence.

Agnès se tenait devant l’encadrement de la porte et regardait sa tante, comprenant qu’elle ressentait une vive émotion. Elle ouvrit la boîte avec douceur et en sortit une photo, puis une autre. Elle choisi la seconde et après l’avoir longuement regardée elle l’a serra contre son cœur.

Agnès s’approcha et pris dans ses mains avec tendresse, les épaules de sa tante.

  • Que se passe-t-il Ma Mie ?
  • Tu es triste ?  Tu penses à l’homme que tu as tant aimé ?
  • Avec qui étais-tu au téléphone ? C’était ma mère, n’est-ce pas ?

Elle hocha la tête et Agnès sentit ses jambes se dérober sous elle. Elle serra les dents. Sa mère était au bout du fil, au bout du monde… Au bout du rouleau, peut-être ?

  • Qu’est-ce qu’elle voulait ? Mie, s’il te plaît, dis-moi ce qu’elle voulait.
  • Je ne sais pas. Je n’ai pas bien compris. Je crois qu’elle veut revenir au pays. Je lui ai dit qu’elle était la bienvenue et puis ça a coupé !
  • Tu lui a dit qu’elle était la bienvenue ? Mais tu es folle ou quoi ? Tu as perdu la mémoire ? Je ne veux pas la voir, moi ! Je m’en fous de cette mère absente et égoïste. Elle se casse pendant 18 ans sans jamais donner signe de vie et maintenant elle veut revenir, la bouche en cœur, et chez toi en plus ? Tu as oublié qu’elle est partie en m’abandonnant à ta charge et en te piquant l’homme de ta vie ? Elle t’a volé tout ce que tu aimais et elle t’a laissé sa fille, pour te priver de ta liberté et toi… Toi tu lui dit : tu es la bienvenue !
  • Agnès… Calmes-toi. Et ne dis pas des mots que tu pourrais regretter. Crois-tu vraiment que parce que nous n’avions pas de nouvelles, ma sœur nous a oubliée ? Que sais-tu, que savons-nous de sa souffrance, de ses chagrins ? En me confiant sa fille, ma sœur m’a fait le plus beau cadeau qu’on ne m’ait jamais fait.
  • Ouais, c’est ce que tu dis… Montres-moi cette photo ! Allez, montres-moi l’image de l’homme que tu as pleuré toute ta vie et que tu regrettes encore. Tu regardes cette photo avec tant d’amour. Tout cet amour dont tu as été privée… Ton Grand Amour… Elle te l’a volé. Ne l’oublie pas ma Mie.
  • Tu te trompes, ma Chérie, tu te trompes sur mes choix et mes amours. Je n’ai pas été privée d’Amour. Bien au contraire.
  • Montres-moi cette photo.
  • C’est inutile. Ça ne changera rien.
  • Montres, je te dis… Et elle lui arracha la photo des mains.
  • Les yeux d’Agnès se remplirent de larmes… Quelle idiote ! Sa Mie ne regardait nullement la photo d’un amour perdu. Comment pouvait-elle être si dure, si stupide, si méchante ? Comment n’avait-elle pas compris, après toutes ses années, que Mie était sa seule vraie Mère ? Sur la photo qu’elle tenait dans les mains, une petite fille souriait en mangeant une pomme d’api… c’était le jour de son souvenir récurant !

Pourtant, elle ne se souvenait pas d’avoir été prise en photo ce jour-là.

Elle serra sa Mie dans ses bras. Maman, je t’aime.

 

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