5657562 - picture of a medieval noble family no transparency used in the vector file

Jérôme et Wu

Une fois encore Jérôme se retrouvait seul pour passer son dimanche. Une fois encore il se sentait médiocre et misérable. Il fallait qu’il réagisse. Il fallait qu’il surmonte sa timidité. Entre la solitude éternelle et le courage éphémère, le choix semblait simple. Une fois encore il décida d’oublier ses problèmes dans un bon verre de whisky et de reporter la mise en action de ses grandes décisions à demain.

Il était vieux garçon et travaillait du lundi au vendredi comme menuisier. Il aimait le bois et il aimait l’authenticité. Il aurait tant aimé se marier et avoir des enfants, mais il n’avait jamais eu le courage d’aborder une femme. Il était maladivement timide et même en essayant de se raisonner, il ne voyait vraiment pas comment il aurait pu s’y prendre pour faire la cour à une femme. Il y avait bien eu Agnès, qui avait travaillé pour son patron. Elle s’occupait de la correspondance et répondait au téléphone. Il l’avait tout de suite remarquée. Elle était jolie. Son nez était particulièrement splendide. Pourtant, elle était discrète. Jamais il n’aurait osé s’approcher d’elle. C’est Agnès qui s’était approchée de lui et qui l’avait invité à sa petite fête d’anniversaire. Il s’était retrouvé chez elle avec cinq ou six autres personnes. Jamais il ne s’était senti si ridicule. Il s’était endimanché, croyant être l’unique invité. Pour l’occasion il avait apporté des fleurs et un cadeau soigneusement choisi dans ses trésors. Il avait choisi avec goût une très belle boîte en sapin qu’il avait mis des heures sur plusieurs semaines à sculpter avec finesse. Le motif central représentait le buste d’une femme de profil et le nez ressemblait à celui d’Agnès, il était parfait. C’était un chef-d’œuvre. Agnès avait souri et en le remerciant elle avait ajouté, je vais la donner à ma mère, elle adore les boîtes. Ce jour-là Jérôme s’était senti ridicule, humilié. Il était vexé. Poliment, il prit congé et à partir de ce jour-là, n’avait plus jamais tenté la moindre approche. Pendant des jours et des jours, il rougissait chaque fois qu’il la croisait, puis enfin, Agnès trouva un job mieux payé et elle quitta l’entreprise. Depuis, il la croisait souvent dans la rue car sa mère habitait non loin de là.

Il ne la regardait pas franchement et ne la saluait jamais. Elle avait essayé quelques fois de lui dire bonjour en lui souriant. Mais, face à tant d’obstination, elle avait fini par renoncer et faisait maintenant comme lui… Elle baissait les yeux et ignorait sa présence.

Jérôme semblait bourru et incapable de tendresse. Pourtant, il rêvait d’amour. Il espérait qu’un miracle aurait lieu et qu’un jour, lui aussi, vivrait une relation douce et passionnée avec une femme magnifique. Il y avait une femme qui occupait toutes ses pensées, tous ses fantasmes, tous ses rêves. Une femme qui avait un nez moins joli que celui d’Agnès et qui était aussi moins jolie qu’Agnès. Mais la beauté de cette femme était ailleurs. Elle habitait en face de chez lui et ils se connaissaient depuis plusieurs années. Pourtant, Jérôme n’avait pas tout de suite pris conscience que cette femme était la femme de sa vie. C’est par un jour de printemps qu’il avait enfin levé les yeux en lui disant bonjour et qu’il l’avait vue véritablement pour la première fois. Dès que ses yeux croisèrent les siens, il ressentit une vive douleur dans le bas du ventre. Une sensation étrange qu’il n’avait jamais ressentie. Elle avait dû remarquer son trouble car elle avait marqué un temps d’arrêt comme si elle croyait qu’il allait lui parler.

Mais non, il continua sa route sans oser l’aborder. A n’en pas douter Wu était la femme de sa vie, son âme sœur. Il ne pensait qu’à elle, ne rêvait que d’elle sans oser faire le moindre pas. Il était si timide qu’il n’osait même pas la regarder. Elle habitait à deux minutes et il n’avait encore pas trouvé le courage de traverser cette maudite route et de frapper à sa porte pour lui avouer ses sentiments !

Cette femme était pour lui. Elle se tenait la tête haute. Elle avait du chien. Comme un ado incompétent, il était amoureux de sa voisine. Comme un voyeur dégoûtant, il la regardait à son insu. Il pouvait le faire sans peine lorsqu’il s’installait dans son fauteuil près de la fenêtre. Wu vivait la plupart du temps avec ses rideaux ouverts. Même la nuit, lorsque la lumière permettait les regards indiscrets, elle gardait ses rideaux ouverts. Il pouvait alors l’observer dans ses activités les plus insolites. Wu, aimait faire la cuisine, elle écrivait, elle tricotait, elle écoutait de la musique. Il lui arrivait même de danser. Elle semblait en paix avec elle-même. Parfois il arrivait que son visage reflète la tristesse. Ses yeux semblaient se remplir de larmes. Alors, elle s’asseyait dans son canapé et regardait en direction de la maison voisine. D’autres fois, elle sortait dans le jardin et se postait près de la haie comme pour espionner le petit monstre qui lui servait de voisin. Jérôme était certain qu’il avait vu dans son regard, de la tendresse… Peut-être même de l’amour pour cet homme qui n’avait rien pour plaire. Pourquoi s’intéresse-t-elle tant à lui ? se demandait-il régulièrement.

Il avait déjà bu deux whiskies lorsqu’il s’approcha de son fauteuil et s’en servit un troisième avant de s’installer confortablement. Wu n’avait plus 20 ans, mais elle était splendide. Elle ne devait pas avoir d’enfants. Personne ne venait jamais lui rendre visite. Jérôme pouvait, en fermant ses yeux, imaginer le grain de peau de Wu. Il avait tellement envie de la serrer dans ses bras, de sentir son odeur, de découvrir les moindres détails de son corps. Mais lorsque le désir était trop fort, il le refusait. Il n’était pas question de souiller ce Grand Amour. Il ne jouirait avec Elle qu’en sa présence.

Soudain Wu apparut. Dieu qu’elle était belle. En la regardant, il se jura d’aller lui parler très vite. Il n’allait quand même pas rater la femme de sa vie uniquement parce qu’il était un timide pathologique. Il fallait qu’il trouve la force de sonner à sa porte pour lui parler et pour l’inviter au restaurant. En fermant les yeux il visualisait mieux ce moment exceptionnel. Wu accepterait et ils iraient, main dans la main jusqu’au Château de la Rive où il aurait réservé la meilleure table. Wu lui sourirait et tout serait pour le mieux. Il le ferait bientôt et bientôt sa vie prendrait un tout autre chemin. Il le ferait bientôt car il voulait heureux. Il voulait lui offrir tous les objets qu’il avait fabriqués. Coffres, coffrets, étagères, cheval à bascule, jouets nombreux – pour les enfants qu’ils auraient peut-être un jour – et pour immortaliser leur amour, il fabriquerait de ses propres mains leur lit nuptial. Il se voyait déjà sculptant le profil de leurs deux visages surmontant le haut du lit ! Brusquement interrompu dans ses pensées par la sonnerie de la porte, la dure réalité s’imposa. Il rêvait, mais il ne construisait pas. Qui cela pouvait-il bien être ? Il n’attendait personne. Il se leva, mais grâce aux whiskies, ses jambes ne le soutenaient qu’avec intermittence. Il se sentait tout mou et sa tête tournait un peu. Il finit par y arriver et … C’était elle. Wu se tenait debout devant lui. Elle souriait.

Excusez-moi de vous déranger dit-elle d’une voix douce et agréable.

Non, non. Vous ne me dérangez pas.

Et bien, je… Je ne sais pas comment vous dire ça. Je vis seule. Je suis votre voisine d’en face

Je sais. Je vous ai déjà remarquée.

Elle rougit légèrement.

Voilà, je m’ennuie tellement que j’ai pensé que vous accepteriez peut-être une invitation à dîner ? Je suis bonne cuisinière mais c’est si déprimant de préparer un repas pour une seule personne. Qu’en pensez-vous ? Dites oui !

Il n’en croyait pas ses oreilles. Il était flatté. Il était heureux. Il était gêné. Il devait sentir l’alcool et avoir une tête de déterré. Il commença à bredouiller, de plus en plus fort, comme un ronflement, un ronflement si puissant, si sonore, si invraisemblable, un ronflement presque indécent qu’il finit par le réveiller !

Jérôme était assis sur son fauteuil son troisième verre vide dans sa main. Il avait rêvé. Il jeta son verre qui se brisa en une multitude d’éclats. En ramassant les débris, Jérôme se dit à lui-même que c’était son dernier dimanche de timide. Dimanche prochain, Wu ferait partie de sa vie…

http://www.mine-de-rien.ch

 

Laisser un commentaire